Note25
L’homosexualité dans la pensée islamique : réexamen juridique, théologique et anthropologique
1. Introduction : Problématique et méthodologie
L’homosexualité, en tant que catégorie morale, juridique et sociale, n’est pas univoque dans les sources islamiques. Les lectures classiques l’associent souvent à une turpitude (fāḥisha) inspirée du récit du peuple de Loth, alors que d’autres approches – plus contemporaines – appellent à un examen différencié de la norme religieuse en fonction du contexte, du silence scripturaire et de la diversité des finalités du droit islamique.
Cette étude mobilise une méthodologie interdisciplinaire, croisant les sciences islamiques (fiqh, tafsīr, ḥadīth), l’épistémologie du droit, l’embryologie et les sciences sociales, afin de revisiter la question de la licéité des relations homosexuelles et de leur éventuelle place dans une éthique musulmane raisonnée.
2. Corpus scripturaire et absence de peine légale explicite
Contrairement à l’adultère ou au vol, pour lesquels le Coran prévoit des peines explicites (24:2 ; 5:38), aucune peine n’est mentionnée en lien avec les pratiques homosexuelles. Les versets relatifs au peuple de Loth (7:80–84 ; 11:77–83 ; 26:165–166 ; 29:28–29) évoquent un comportement qualifié de fāħiʃa inédit. Mais le contenu exact de cette turpitude demeure sujet à exégèse.
Plusieurs exégètes, dont ar-Rāzī et Ṭabarī, suggèrent que ce qui est condamné relève du viol, de la domination ou de l’humiliation rituelle. La transgression porterait davantage sur la violence, l’abus et la rupture de l’hospitalité que sur une orientation sexuelle en tant que telle.
3. Jurisprudence classique : divergence et relativisation
Les avis juridiques divergent :
- Abū Ḥanīfa ne considère pas le liwāṭ comme un ḥadd[1], mais relève du ta‘zīr, insistant sur l’absence de risque de grossesse ou de mélange de l’ignée.
- Ibn Hazm de l'école littéraliste aussi considère l'homosexualité comme distincte de la fornication et xobcour une peine discrétionnaire de dix coups de fouet[2].
- D’autres écoles (mālikite, shāfi‘ite, ḥanbalite) prônent des peines variables, par analogie avec la zinā.
L’absence d’une approche uniforme et de règle pénale scripturaire montre que les jugements reposent sur des constructions contextuelles plus que sur une interdiction divine explicite.
4. Critique des arguments classiques
4.1. Reproduction
L’infécondité n’est pas prohibée en soi : les mariages entre personnes stériles sont valides, la continence est tolérée, et la sexualité remplit aussi des fonctions de plaisir, de réconfort et de lien. La non-procréation ne saurait donc être un critère d’interdiction.
4.2. Contre-nature
La présence d’homosexualité dans le règne animal infirme cet argument. Ce qui existe dans la nature, œuvre de Dieu, ne saurait être réduit à une pathologie.
4.3. Dégoût subjectif
Le Prophète refusa un plat de lézard sans l’interdire à ses compagnons. L’aversion ne fonde pas une norme.
5. Anatomie, embryologie et zones érogènes
Les tissus érogènes périnéaux (prostate, clitoris, gland) partagent une même origine embryonnaire. Leur sensibilité érogène n’est pas aléatoire. Le plaisir prostatique a donc une base biologique dont la fonction mérite réflexion, sans réduction morale.
6. Hadiths, moeurs et tolérance implicite
Les compagnons (ḥaḥāba) ne s’accordaient pas tous sur l’interdiction du liwāṭ. Certains l’ont toléré sans sanction. Le Prophète n’a jamais imposé de peine pour un acte homosexuel, ni même établi de norme explicite. Le Coran (5:87) défend d’interdire ce que Dieu n’a pas prohibé. La morale est à adapter aux moeurs, dit aussi 7:199 : Khudh al-‘afwa wa’mur bi-l-‘urf.
7. Anthropologie et pluralité des genres
Des sociétés traditionnelles reconnaissent des identités de genre non binaires : fa'afafine, berdache, muxes, etc. Cela rappelle que la bipartition homme/femme n’est pas universelle. Le droit musulman a historiquement intégré la catégorie des khunthā (intersexués), preuve d’une plasticité normative.
8. Le péché du peuple de Loth : une question de contexte
Le Coran fait référence au peuple de Loth à plusieurs reprises (7:80-81, 26:165-166, 27:55), indiquant qu’ils ont introduit une pratique jamais vue auparavant :
« Vous assouvissez vos désirs charnels avec des hommes au lieu des femmes. Bien plus, vous êtes un peuple outrancier. » (7:81)
Toutefois, l’homosexualité est un phénomène bien documenté dans la nature et parmi les sociétés humaines depuis des millions d’années. Si cet acte était réellement nouveau, il ne pouvait donc pas s’agir simplement de l’homosexualité en tant qu’orientation ou relation consentie.
D’autres versets apportent des précisions sur les méfaits du peuple de Loth :
- Le viol des voyageurs et des étrangers (15:70).
- Le rejet des femmes comme partenaires légitimes (26:166).
- L’opposition violente aux messagers divins et un climat d’injustice généralisé.
Ainsi, ce qui est condamné dans le Coran semble être un comportement spécifique mêlant coercition, violence et rejet de l’ordre social naturel, plutôt que l’homosexualité en elle-même.
9. Le rôle des usages sociaux (urf) dans le jugement moral
Le Coran laisse une place importante aux usages sociaux (urf) pour réguler les comportements :
- 7:199 : « Accepte ce qui est couramment admis, commande ce qui est convenable et éloigne-toi des ignorants. »
- 10:99 rappelle que la diversité des comportements humains est une réalité voulue par Dieu :
« Si ton Seigneur l’avait voulu, tous ceux qui sont sur la Terre auraient cru. Serais-tu donc celui qui les contraindra ? »
Ainsi, si une société accepte l’homosexualité comme un usage légitime, rien dans le Coran ne semble imposer son interdiction stricte.
10. Analyse logique et textuelle montre que :
- Le péché du peuple de Loth ne peut pas être simplement l’homosexualité, mais plutôt des actes liés au viol, à la coercition et au rejet des femmes.
- Le Coran ne fixe aucune peine spécifique pour l’homosexualité consentie.
- Dieu met en garde contre l’invention d’interdits sans fondement clair.
- Les jugements moraux doivent tenir compte des usages sociaux (urf).
Dans cette perspective, si une société considère l’homosexualité comme un usage accepté, elle pourrait être tolérée selon les principes coraniques, sans qu’il soit nécessaire d’en faire un crime religieux.
Formalisation du raisonnement :
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Premisse 1 (P1) : Le Coran décrit le peuple de Loth comme ayant introduit une pratique jamais vue auparavant (7:80-81, 26:165-166, 27:55).
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Premisse 2 (P2) : L’homosexualité existe depuis des millions d’années dans la nature et chez les humains avant l'époque de Loth.
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Conclusion intermédiaire 1 (C1) : Donc, l’acte incriminé par le Coran ne peut pas être l’homosexualité en soi, mais quelque chose d'autre.
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Premisse 3 (P3) : Le Coran accuse le peuple de Loth de plusieurs fautes :
- Violation des voyageurs mâles (15:70).
- Rejet des femmes pour les relations (26:166).
- Hostilité envers les messagers et le rejet du message divin.
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Conclusion intermédiaire 2 (C2) : Donc, la condamnation coranique vise une pratique spécifique qui inclut le viol, la coercition et un désordre social, plutôt qu’une simple orientation sexuelle.
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Premisse 4 (P4) : Le Coran ne prescrit aucune peine claire pour l’homosexualité consentie, contrairement au vol, au meurtre et à la fornication (24:2, 5:38, etc.).
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Premisse 5 (P5) : Le Coran met en garde contre l’invention d’interdits non établis par Dieu (6:148-150, 16:116).
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Conclusion intermédiaire 3 (C3) : Si aucune peine n’est prescrite et que l'invention d'interdits est critiquée, alors l’interdiction stricte de l’homosexualité pourrait être un ajout humain et non une loi divine explicite.
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Premisse 6 (P6) : Le Coran recommande de suivre les usages sociaux (urf) dans les jugements (7:199).
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Conclusion finale (CF) : Si une société considère l’homosexualité comme un usage accepté, alors elle pourrait être tolérée selon la logique coranique.
Test de validité logique :
- P1 et P2 sont factuelles : L’homosexualité existe bien dans la nature depuis des millions d’années, donc l’acte décrit dans le Coran doit être autre chose.
- C1 suit logiquement de P1 et P2 : On ne peut pas dire que l’acte des gens de Loth était simplement « être homosexuel », puisqu’ils ont introduit quelque chose de nouveau.
- P3 est étayée par des versets qui décrivent plusieurs fautes en plus de l’acte sexuel.
- C2 est valide : Le Coran semble condamner un comportement spécifique (viol, coercition) plutôt que l’homosexualité en général.
- P4 et P5 montrent que le Coran ne fixe pas de peine pour l’homosexualité consentie et interdit d’inventer des interdictions religieuses.
- C3 est cohérente : Si aucune peine n’est fixée, alors une interdiction absolue pourrait être une construction humaine postérieure.
- P6 et CF sont logiquement compatibles avec la flexibilité du Coran en matière de coutumes sociales.
11. Conclusion, vers une éthique musulmane contextualisée :
Ce raisonnement est logiquement vérifiable : il consiste en une démonstration vérifiable de bout en bout.
L’interdiction absolue de l’homosexualité ne repose ni sur le Coran, ni sur une tradition univoque. Les divergences juridiques, les données biologiques, la structure même du raisonnement finaliste en islam (maqāṣid), invitent à une posture nuancée. Une éthique musulmane contextuelle, soucieuse de justice, de dignité et de cohésion, pourrait intégrer les minorités sexuelles sans trahir les fondements spirituels de l’islam.
La question de l’homosexualité en Islam est généralement abordée à travers l’épisode du peuple de Loth, souvent interprété comme une condamnation explicite de cette orientation. Cependant, une lecture attentive du Coran, associée à une analyse logique, permet d’interroger cette vision traditionnelle. L’objectif de cette étude est de démontrer que le Coran ne condamne pas l’homosexualité en tant que telle, mais plutôt des actes spécifiques liés à la coercition et au désordre social.
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